XII
LA FORTERESSE

— Réveillez-vous, commandant !

Bolitho ouvrit les yeux, comprit qu’il avait dû s’endormir sur son bureau. Allday était penché sur lui, le visage éclairé par la lueur jaunâtre de la seule lanterne encore allumée. Les deux bougies du bureau étaient consumées, il se sentait la gorge sèche et âcre. Allday posa une tasse en étain et y versa du café.

— C’est bientôt l’aube, commandant.

— Merci.

Bolitho avala une gorgée de café bouillant en attendant de sortir des dernières vapeurs du sommeil. Il était monté à plusieurs reprises sur le pont au cours de la nuit afin de vérifier les derniers détails avant le jour, d’étudier le vent, d’estimer la route et la vitesse de l’escadre. Il avait fini par s’écrouler de sommeil en relisant les notes de Draffen, mais n’en avait guère tiré de repos dans l’atmosphère confinée de sa chambre.

Il se leva, assez irrité contre lui-même. Ils étaient tous impliqués dans l’aventure de cette journée, il ne servait à rien de se livrer au petit jeu des hypothèses, à ce stade.

— Vous allez me donner un petit coup de rasoir, Allday – il posa son café : Et versez-m’en encore un peu.

Il entendit du bruit dans la chambre du dessous : le maître d’hôtel de Broughton réveillait ce dernier. Avait-il réussi à dormir ou bien était-il resté allongé dans sa couchette à penser au combat à venir et à ses conséquences éventuelles ?

Allday revint avec un fanal et un pot d’eau chaude.

— Le vent se maintient au noroît, commandant.

Puis il se mit en devoir de préparer rasoir et serviette tandis que Bolitho se débarrassait de sa chemise, qu’il posa sur le banc avant de se rasseoir.

— Mr. Keverne a fait monter tout le monde voici une heure.

Bolitho se détendit un peu tandis qu’il lui passait le rasoir sur le menton. Il n’avait pas entendu le moindre bruit alors que les quelques centaines d’hommes de l’Euryale s’étaient levés à l’appel des sifflets. Pendant qu’il était là, écroulé sur son bureau, ils s’étaient nourris, avaient lavé les ponts malgré l’obscurité. Quoi qu’il pût arriver ensuite, il ne fallait surtout pas les laisser flancher. Quand il leur faudrait combattre, le bâtiment devait avoir l’air aussi normal que possible. Ce n’était pas seulement leur manière de vivre, c’était leur maison. Ces visages devant eux aux tables de repas, ces visages qui allaient bientôt regarder ce qui se passait par les sabords, tout leur était aussi familier que le bruit des voiles et les glouglous de l’eau contre la coque.

Tandis qu’Allday finissait de le raser à peu près avec sa dextérité habituelle, Bolitho laissa son esprit errer sur les préparatifs épuisants de la veille. Les fusiliers de toute l’escadre avaient été scindés en deux moitiés égales, l’une transférée à bord du Zeus de Rattray en tête de la ligne, le reste à bord du Valeureux, qui se trouvait en queue. La plupart des embarcations disponibles avaient été réparties de la même manière, et Bolitho plaignait ces deux bâtiments qui avaient dû accueillir tous ces hommes en surnombre.

Il se leva, s’essuya le visage tout en essayant de voir ce qui se passait par les fenêtres arrière. Mais l’obscurité était encore trop épaisse, il ne distinguait rien que des embruns autour du safran. Les bâtiments faisaient route pratiquement plein est, la côte se trouvait cinq milles par le travers tribord. Broughton avait eu raison de poursuivre ainsi tranquillement au largue, sans tenter l’approche directe vers la terre. Les vaisseaux se seraient éparpillés alors que maintenant, avec un vent favorable et les fanaux de poupe discrets comme d’habitude, ils gagneraient du temps lorsque l’amiral enverrait le signal.

Son visage se reflétait dans la vitre de verre épais, Allday faisait comme une ombre par-derrière. Il portait sa chemise grande ouverte, et il aperçut sa boucle noire, rebelle comme toujours au-dessus de l’œil. Il leva involontairement la main et frôla du doigt la profonde cicatrice qui se trouvait au-dessous. Ce geste lui était devenu instinctif et il s’attendait pourtant chaque fois à ressentir de la chaleur ou une douleur, mémoire inscrite dans sa chair depuis ce jour où il avait été blessé puis laissé pour mort.

Allday sourit ; il se détendait. Ce geste si familier, la surprise feinte de Bolitho lorsqu’il touchait sa cicatrice, cela le rassurait toujours autant. Il le regarda attacher n’importe comment sa cravate et s’avança avec la vareuse et le sabre.

— Paré, commandant ?

Bolitho s’immobilisa, la main déjà passée dans une manche, et se tourna vers lui pour le dévisager de son regard gris.

— Paré comme toujours – il lui sourit. J’espère que Dieu sera avec nous aujourd’hui.

— Amen, fit Allday, le visage éclairé.

Il éteignit le fanal et ils sortirent tous deux dans la froidure.

 

— Ohé, du pont ! Terre en vue !

La voix de la vigie résonnait dans l’air limpide.

— Tribord droit devant !

Bolitho s’arrêta et tenta de distinguer quelque chose à travers les lignes noires du gréement. Au-delà du boute-hors qui oscillait doucement et des focs qui claquaient, il aperçut les premières lueurs rosées de l’aube à l’horizon. Un peu sur tribord, il crut distinguer ce qui ressemblait à une mince bande nuageuse, mais il savait qu’il s’agissait de la crête d’une quelconque chaîne lointaine colorée par le soleil encore caché.

Il sortit sa montre et l’approcha. Il faisait déjà plus clair et, avec un peu de chance, le Valeureux mettait en panne pour transférer sa cargaison de fusiliers dans les embarcations qui les conduiraient ensuite à terre. Le capitaine Giffard, de l’Euryale, commandait la compagnie de débarquement, et Bolitho eut pitié de lui. C’était déjà bien assez de se retrouver avec deux cents fusiliers lourdement chaussés, armés de pied en cap, mais le soleil allait vite transformer l’expédition en torture. Disciplinés comme des soldats et subissant le même entraînement qu’eux, les fusiliers étaient pourtant différents. Ils étaient habitués à leur étrange existence sur mer. Pourtant, empêchés par la vie confinée qu’ils menaient de prendre beaucoup d’exercice, ils étaient peu entraînés à exécuter des marches forcées.

— Je vois la Tanaïs, monsieur, lui annonça Keverne.

Bolitho répondit d’un signe. La lueur rosée du jour levant soulignait la grand-vergue du soixante-quatorze comme un feu follet dans une forêt de Cornouailles, songea-t-il. Le fanal de poupe ne se voyait pratiquement plus, et il s’aperçut, en levant les yeux pour regarder la flamme de grand mât, que le grand hunier prenait lui aussi des couleurs changeantes.

Un bruit de pas ; Keverne murmura :

— L’amiral, monsieur.

Broughton s’avança sur la dunette et commença par examiner les montagnes au loin, tandis que Bolitho lui rendait brièvement compte :

— Parés aux postes de combat, amiral, chaînes de suspente de vergues et filets à poste.

Comme si Broughton ne pouvait pas le deviner tout seul, avec ce tintamarre : les paravents démontés, les pièces délivrées de leurs palans de retenue, les bruits de pieds des marins qui se préparaient et préparaient leur bâtiment au combat. Mais enfin, il fallait tout de même le dire.

— Sommes-nous encore en vue de l’escadre ? marmonna Broughton.

— De la Tanaïs, amiral. Les autres sont joignables par signaux.

L’amiral s’approcha du bord sous le vent pour examiner la terre. Ce n’était qu’une ombre un peu plus sombre, au-dessus de laquelle la ligne de crête semblait suspendue dans le vide.

— Je ne serai pas tranquille tant que l’escadre n’aura pas repris le large, je déteste me retrouver au vent d’une côte sans voir où je suis.

Puis il redevint silencieux. Bolitho entendait le claquement régulier des souliers tout au long du passavant, comme si quelqu’un était occupé à taper du marteau sur un arbre.

— Dites à cet officier de se tenir tranquille ! lui ordonna Broughton. Qu’il aille au diable !

Keverne relaya sur-le-champ le coup de gueule et Bolitho entendit Meheux s’expliquer :

— Je vous demande pardon, sir Lucius !

Mais il avait l’air on ne peut plus réjoui. Bolitho l’avait fait rappeler du Navarra pour reprendre la responsabilité de sa batterie supérieure de trente-deux et Meheux n’arrêtait pas de sourire depuis son retour.

L’incident était toutefois assez révélateur, Broughton n’était pas à son aise.

— J’ai fait conduire le prisonnier dans l’entrepont, continua Bolitho.

— Ce damné Witrand, fit l’amiral d’un ton irrité, cela lui ferait du bien de rester en haut avec nous !

— Une chose est certaine, répondit Bolitho en souriant, il en sait plus sur cet endroit que ce que j’avais d’abord cru. Quand Mr. Keverne est allé l’accompagner en bas, il était tout habillé, et n’a pas manifesté la moindre surprise, comme on aurait pu s’y attendre de quelqu’un qui ne connaîtrait rien aux affaires militaires.

— Votre Keverne est un homme perspicace, conclut Broughton.

Mais son intérêt retomba tout aussi vite, et Bolitho se dit que son esprit devait être entièrement occupé par ce qui se passait dans l’ombre.

Des bruits de pas sur le pont : Broughton se retourna pour voir arriver Calvert, l’air peureux.

— Mais faites donc attention à vos pieds ! Vous faites autant de bruit qu’un aveugle boiteux !

Calvert répondit on ne sait quoi et Bolitho surprit quelques canonniers qui se mettaient à ricaner. Tout le bord était au courant du conflit chronique entre Calvert et l’amiral.

— Bonjour, messieurs.

Draffen émergea de l’arrière, vêtu d’une chemise blanche tuyautée et d’un pantalon sombre. Il portait un pistolet à la ceinture et était frais comme un charme, à croire qu’il s’éveillait à l’instant d’un sommeil sans rêve.

— Le Zeus est en vue, monsieur ! signala l’aspirant Tothill.

Bolitho s’approcha de la lisse de dunette et regarda devant, La Tanaïs sortait de l’ombre et, au-delà, légèrement sur bâbord, il distinguait à peine le soixante-quatorze de tête dont les hautes vergues s’illuminaient.

Le soleil émergeait de l’horizon et la lumière commença à sortir du ciel des deux bords, éclairant les crêtes des vagues, puis s’affirmant jusqu’à arracher à Tothill une exclamation :

— Voilà la terre, monsieur !

Ce n’était pas rigoureusement un compte rendu réglementaire, mais personne ne parut y prendre garde, dans l’excitation générale. Et ce n’était pas plus mal, compte tenu de l’humeur de Broughton.

— Je vous remercie, monsieur Tothill, répondit-il froidement, vous avez été rapide.

La lumière du soleil qui montait révéla la rougeur qui se répandait sur son visage tout rond, mais il eut le bon goût de ne pas en rajouter.

Bolitho se tourna pour examiner la terre, dont les détails se précisaient au fur et à mesure qu’elle sortait de l’ombre. On distinguait une succession de collines, grises ou pourpres pour l’instant, mais où l’on devinait déjà des taches plus sombres çà et là, indices des gorges et des falaises qui restaient cachées.

— Valeureux en vue, monsieur !

Lucey, son cinquième lieutenant et qui avait également la responsabilité des neuf-livres de la dunette, parlait à voix basse.

— Il a établi ses perroquets.

Bolitho regagna le bord au vent pour voir ce qui se passait à travers les filets de branle. Le soixante-quatorze du bout de la ligne avait belle allure à remonter ainsi ses conserves plus lentes. Perroquets et huniers brillaient comme des coquillages polis, mais la coque demeurait dans l’ombre, comme si elle ne souhaitait pas se montrer. La vigie allait bientôt découvrir la frégate qui se trouvait beaucoup plus au large, puis la petite Sans-Repos, qui s’était glissée tout près de la côte, la dernière à sortir des ténèbres. La prise, le Navarra, devait rester à distance optique, mais ne pas s’approcher davantage. Cela ne ferait pas de mal de laisser croire aux défenseurs de Djafou que Broughton avait encore au moins un autre bâtiment de guerre à sa disposition. Le quartier-maître pilote envoyé par Bolitho pour relever Meheux avait même reçu le conseil de ne pas se gêner pour faire des signaux : ainsi il donnerait l’impression d’être en contact avec d’autres bâtiments, au-delà de l’horizon.

Tant de choses dépendaient de la première attaque ! L’ennemi, les Espagnols tout particulièrement, pourrait se sentir moins chaud pour prendre l’initiative, en face d’un effectif toujours plus nombreux, si cet assaut à l’aube l’atteignait.

Bolitho se contraignit à marcher plus lentement du bord au vent et laissa l’amiral qui se tenait au pied du grand mât.

L’arrière et les filets semblaient étrangement vides, sans les rangées rouges de fusiliers qui y avaient normalement leur place et qui le rassuraient. Cela mis à part, le bâtiment semblait paré. Il voyait les deux rangées de canons du pont supérieur, les canonniers pratiquement nus jusqu’à la taille portant des mouchoirs colorés sur la tête afin de protéger leurs oreilles du grondement des canons. Il voyait aussi, au-dessus des filets étarqués, les pierriers installés dans les hunes. Les autres marins, momentanément inoccupés, attendaient près des bras et des drisses, les yeux fixés sur la dunette.

Partridge se moucha bruyamment dans un mouchoir vert, mais s’arrêta brusquement en voyant le regard furibond que lui jetait Broughton. L’amiral ne dit pourtant rien et le pilote à la tête blanchie remit précipitamment l’objet du délit dans sa veste en faisant un sourire en coin à Tothill.

Bolitho posa la main sur son sabre. Son bâtiment était comme un être vivant, un instrument de guerre animé, confus. Il se rappelait son dernier combat à bord du Navarra, le contraste saisissant entre cet univers d’ordre, de discipline et les défenses assez rustiques de l’autre bâtiment. Il revoyait les marins espagnols, d’abord effrayés puis virant à la férocité la plus sanglante, coupant et taillant dans leurs adversaires jusqu’au dernier. Et les femmes à demi nues qui se reposaient de leur travail aux pompes, luisantes de sueur, Meheux jurant en glissant dans le sang du capitaine espagnol ; il entendait la voix juvénile d’Ashton qui parvenait à dominer le vacarme quand il avait houspillé dans un espagnol assez approximatif ses canonniers afin d’obtenir d’eux un rythme plus soutenu pour tirer et recharger.

Et le petit Pareja, qui voulait tant lui faire plaisir, qui sentait que l’on avait vraiment besoin de lui, peut-être pour la première fois de sa vie. Il repensa à sa veuve, se demanda ce qu’elle faisait en ce moment. Le haïssait-elle de lui avoir enlevé son mari ? Ou regrettait-elle cette succession d’événements qui l’avait conduite en Espagne ? C’était difficile à dire. Quelle étrange femme, songea-t-il, il n’en avait encore jamais rencontré de semblable. Elle était vêtue comme une grande dame et affichait pourtant l’arrogance crue et sauvage de quelqu’un habitué à une vie plus rude, celle que Pareja lui avait offerte.

Tothill le sortit de ses pensées :

— Signal du Zeus, monsieur, répété par la Tanaïs – il écrivait fébrilement sur son ardoise. « Ennemi en vue, monsieur ! »

— Par l’enfer ! fit Broughton entre ses dents.

Le gréement et les huniers de la Tanaïs avaient caché au vaisseau amiral les signaux de Battray et ils avaient donc perdu du temps en le répercutant le long de la ligne. Bolitho fronça le sourcil : voilà qui plaidait encore plus pour placer l’Euryale en tête. Il imaginait Battray passant l’ordre à un aspirant comme Tothill. Conscient de sa position en tête, il souhaitait sans doute voir son signal hissé le plus vite possible. Il n’y avait rien de prévu dans le livre de signaux pour dire « Djafou ». Pour faire vite et éviter de l’épeler, il avait fait un signal plus familier. Falcon aurait inventé quelque chose de nettement moins imaginatif, ou n’aurait rien dit du tout. Comme il était facile de comprendre ce que faisait un bâtiment lorsque l’on connaissait son capitaine !

Le soleil montait toujours et la terre avait changé de couleur. Les pourpres cédaient la place à un vert cru, les contours des rochers gris et des gorges se précisaient, comme si un dessinateur de La Gazette était en train de les représenter.

Mais la vue d’ensemble était restée la même : un paysage sans arbres, sans traces de vie, au-dessus duquel l’air était troublé par la brume, à moins que ce ne fût la poussière soulevée par la brise de mer.

Il y avait la pointe ouest et, la débordant, son bord le plus proche encore plongé dans l’ombre, celui qui se présentait comme un grand bec. Exactement par le travers, une colline arrondie, dont un flanc avait cédé et s’était effondré dans la mer. Le tout se trouvait bien à quatre milles, mais Bolitho distinguait les brisants blanchis au milieu des récifs et les rangées de vagues poussées par le vent vers la côte sans charme, comme pour y chercher une entrée.

Le Zeus devait maintenant se trouver à la hauteur de la pointe la plus proche et la visibilité devait lui permettre d’apercevoir le fort. Rattray pouvait maintenant juger par lui-même de ce qui les attendait au cours des prochaines heures.

— Dites au Zeus d’envoyer davantage de toile, ordonna sèchement Broughton, il peut mettre ses fusiliers à terre – et, s’adressant à Calvert : Occupez-vous des signaux et essayez donc de vous rendre utile à quelque chose.

Il ajouta plus calmement à l’intention de Bolitho :

— Une fois que Rattray aura largué ses canots, signalez de virer par la contremarche. Nous verrons alors les défenses extérieures et nous pourrons affiner l’approche.

Bolitho acquiesça : la méthode avait du sens. Virer de bord vent devant et revenir en route inverse était moins risqué que d’attaquer à tour de rôle en passant devant l’entrée de la baie. Si leur première impression du fort se révélait différente de ce qui figurait sur le plan et leurs notes, ils auraient encore le temps de s’éloigner de la terre. Néanmoins, lorsque le Zeus aurait viré pour remonter la ligne comme prévu, il fallait espérer que Battray garderait l’œil sur la distance à la terre et l’état du vent ! Si le vent forcissait soudainement ou tournait, ils auraient beaucoup de mal à parer les rochers, sans parler de livrer bataille.

Il regarda les pavillons monter aux drisses avant de flotter au vent et, quelques instants plus tard, l’activité fébrile au-dessus des ponts du Zeus, la toile qui se gonflait lui montrèrent qu’il exécutait l’ordre de Broughton.

Jusque-là, tous faisaient exactement ce que Broughton avait prescrit. Il faudrait peut-être une heure à Rattray pour mettre ses embarcations à la mer, ce qui laisserait aux autres le temps de se retrouver à poste au-delà de l’entrée de la baie.

Bolitho leva les yeux en entendant quelqu’un crier :

— Voilà la Coquette, monsieur ! Deux quarts sur l’arrière du travers !

Bolitho tira sur sa chemise, il était déjà humide de transpiration et il savait qu’il allait bientôt faire encore plus chaud. Et il sourit malgré lui… plus chaud, de plusieurs manières.

Le voyant sourire, Partridge donna un coup dans les côtes du cinquième lieutenant et lui murmura :

— Z’avez vu ça ? Ça reste frais comme un baiser de soubrette !

Le lieutenant Lucey, homme d’ordinaire facile et agréable, redoutait passablement ce jour et ce qu’il risquait de lui apporter. Maintenant qu’il voyait son capitaine sourire tout seul, il se sentait un peu mieux.

D’un seul coup, ils se retrouvèrent à la hauteur de la première pointe. La chose les prit tous par surprise après cette longue et lente approche. Comme le bord de la terre défilait sur l’arrière, Bolitho vit le grand fort, gris-bleu dans la lumière du matin, et il en fut étrangement soulagé. Il était exactement comme il l’avait imaginé : une grosse construction circulaire et une petite tour arrondie à l’intérieur. Un mât de pavillon nu se dressait au centre de la tour et brillait comme un cheveu blanc. Mais il ne portait pas le moindre pavillon pour l’instant, rien ne manifestait la moindre alerte. Tout semblait si calme que l’endroit lui évoquait quelque grand tombeau isolé.

Au fur et à mesure que le bâtiment avançait dans un léger clapot, il voyait mieux le fond de la baie. Il y avait un petit bâtiment à l’ancre, un brick sans doute, ainsi que quelques dhows, des barcasses de pêche. Il se demandait si Giffard et ses hommes avaient réussi à progresser et s’ils seraient capables d’atteindre la chaussée.

La Sans-Repos s’éloignait prudemment de la pointe et il fut rasséréné en voyant que Poate, son jeune commandant, avait eu la présence d’esprit de mettre deux hommes de sonde dans les bossoirs. Le fond diminuait de manière abrupte, mais il était toujours possible que l’on eût manqué de relever un banc de roche où un récif en levant la carte.

La seconde pointe, qui recouvrait partiellement la première, passa plus près et, lorsqu’elle commença à cacher la forteresse, Keverne s’exclama :

— Regardez, monsieur ! Quelqu’un se réveille !

Bolitho prit une lunette qu’il pointa vers le bord en pente de la pointe. Deux cavaliers se tenaient là, parfaitement immobiles et rien ne bougeait, si ce n’est de temps à autre le coin du grand burnous blanc que chacun portait. Ils regardaient les bâtiments qui avançaient lentement, très loin à leurs pieds. Puis, comme à un signal, ils fouettèrent leurs montures et disparurent derrière la pointe sans se presser ni manifester trop d’excitation. Quelqu’un dit à côté de Bolitho :

— Ils sont allés donner le mot, les gars !

Il regarda Broughton, mais l’amiral observait l’horizon vide, comme si les cavaliers étaient encore là à faire le guet.

Hormis les bruits habituels de la mer et du vent, tout était trop calme, ce qui rendait l’attente plus lassante, plus agaçante. Giffard avait même amené sa clique et Bolitho eut un moment l’idée de faire appeler le violoneux pour lui demander d’accompagner quelque chant de marin. Mais Broughton ne semblait pas d’humeur et il abandonna son projet.

Il détourna les yeux de Broughton, toujours raide comme un piquet, pour observer quelques-uns de ses hommes qui se tenaient près des neuf-livres. Ils regardaient par-dessus les filets ce mur fait de roc et de pierres qui défilait lentement. Comme cela devait paraître étrange à la plupart d’entre eux ! Ils ne savaient peut-être même pas où ils étaient ni en quoi un endroit aussi dérisoire justifiait de s’exposer à la mort ou à la mutilation. Et Broughton, qui avait certainement de sérieux doutes sur les raisons qui l’avaient amené ici, ne pouvait cependant partager son appréhension avec quiconque.

Bolitho essaya d’apercevoir Draffen, mais il était déjà descendu, assez heureux apparemment de laisser tout cela aux hommes de l’art. Il regagna lentement le bord au vent : il avait appris en faisant la guerre que les hommes de l’art n’existaient pas. On en apprenait tous les jours. Ou l’on se faisait tuer.

 

— Le Zeus est par le travers de la pointe, monsieur !

— Merci, monsieur Tothill, répondit Bolitho en se dirigeant sous le vent.

C’était là tout ce qu’il pouvait faire pour garder une voix calme et posée. La manœuvre finale, qui consistait à regrouper l’escadre puis à virer par la contremarche parallèlement à la côte, leur avait demandé plus de temps que prévu. Rattray avait mis toutes ses embarcations à la mer sans traîner, mais il était manifeste que les nageurs auraient du mal à conduire les canots surchargés au point de débarquement visé. Il y avait des rochers à demi submergés, des courants inattendus qui vous faisaient valdinguer comme des feuilles prises dans le bief du moulin et mettaient les avirons sens dessus dessous.

Broughton lui-même avait fini par admettre qu’ils auraient dû prévoir plus de temps et, alors que le Zeus envoyait davantage de toile pour reprendre son poste en tête de la ligne, il avait du mal à dissimuler son inquiétude.

La corvette était mouillée à peu de distance de la grande pointe incurvée, aussi près de terre qu’elle avait osé. Ses mâts oscillaient sous l’effet de la houle, sa coque semblait minuscule près de l’énorme masse de roc qui la dominait.

Mais, maintenant qu’ils revenaient vers la baie, le Zeus passa si près de la Sans-Repos qu’il parut courir droit au désastre. Tous les bâtiments naviguaient au près serré, tribord amures, vergues brassées au maximum pour tirer le meilleur parti du vent. Les deux vaisseaux de tête avaient déjà mis en batterie et, en pointant sa lunette par-dessus les filets, Bolitho constata que la batterie basse du Zeus pointait à la hausse maximale. La double ligne de gueules noires donnait l’impression de vouloir escalader la pointe. Ce n’était bien entendu qu’une illusion due à la distance. Il avait deux bonnes encablures d’eau, et il espérait que Rattray avait choisi des timoniers capables de réagir sans traîner en cas de besoin.

— Signal de la Sans-Repos, monsieur ! cria Tothill : « Les fusiliers ont atteint le sommet du cap ! »

En se retournant, Bolitho aperçut le grand pavillon bleu qui flottait à la grand-vergue de la corvette. Un peu de côté, un certain nombre de fusiliers couraient sur le flanc de la colline comme une horde d’insectes rouges.

— Très bien, déclara Broughton ; s’ils tiennent cette colline, personne ne pourra nous tirer dessus de là-haut.

Il s’approcha de la lisse de dunette pour voir Meheux qui arpentait lentement la ligne des canons.

— Vous pouvez mettre en batterie, à présent, ordonna Bolitho à Keverne. Faites dire à Mr. Bickford de pointer soigneusement chaque coup de la batterie basse, c’est lui qui possède nos plus grosses pièces.

Keverne salua avant de faire signe par-dessus la lisse aux trois aspirants chargés de transmettre les ordres entre le pont et les batteries et de leur donner ses instructions à voix basse. Bolitho les regarda : Ashton, toujours aussi pâle avec son bandage autour de la tête. Le jeune Drury, toujours barbouillé et Lelean, chargé de la batterie basse, dont l’extrême jeunesse expliquait sans doute la plus horrible éruption d’acné que Bolitho eût jamais vue.

Ils disparurent tous trois en courant et Keverne cria :

— En batterie !

Dans les trilles des sifflets qui se répercutaient d’un pont à l’autre, la coque commença à s’incliner lentement dans le grondement des affûts. Les chefs de pièce criaient sur le dos de leurs hommes pour mettre la main à l’ouvrage, les énormes pièces roulèrent jusqu’à leurs emplacements de tir dans les sabords grands ouverts.

L’air trembla soudain sous l’effet d’un bombardement lent, régulier. Le grondement roula jusqu’à la pointe, où il se répercuta comme si tous les vaisseaux avaient ouvert le feu. Devant, le Zeus disparaissait dans la fumée de ses propres départs, on ne voyait plus les volées sombres que ses hommes s’employaient déjà à écouvillonner pour préparer la bordée suivante.

La fumée dérivait lentement vers le rivage, quelque tourbillon local faisait de curieuses volutes. Si la garnison espagnole avait encore eu un doute, elle savait à présent de quoi il retournait, se dit tristement Bolitho.

Nouvelle bordée dans un ordre parfait, les canons crachèrent de longues flammes orangées, le grand hunier se souleva brutalement sous la poussée de l’air chaud.

Toutes leurs lunettes étaient braquées sur les moutons qui environnaient le soixante-quatorze de tête. Mais pas de gerbe, aucun signe que l’ennemi eût répliqué.

— Joli, fit Broughton, très joli.

Bolitho lui jeta un coup d’œil. Peut-être Broughton continuait-il de mettre à l’épreuve son capitaine de pavillon, formulant des suggestions dont il attendait soit l’approbation, soit le rejet dédaigneux. Pourtant, il ne pouvait encore faire aucun commentaire qui fût le cas échéant utile à Broughton, c’était trop tôt.

Il levait sa lunette lorsque quelqu’un cria :

— Un boulet, là ! Sous le vent du Zeus !

Tout en comptant les secondes, Bolitho observa les ricochets du coup, de crête en crête ; le boulet finit par plonger dans une grande gerbe un bon mille au-delà du Zeus.

Lucey murmura à Partridge :

— Par Dieu, le coup était sacrément long !

Il y en eut un second, exactement sur la même ligne et non moins puissant.

— Un seul canon, Bolitho, lui fit remarquer Broughton. Si c’est là tout ce qu’ils possèdent, nous n’allons pas devoir attendre longtemps.

— Signal du Zeus, monsieur, annonça Tothill qui avait escaladé les enfléchures sous le vent pour mieux voir les signaux : « Je romps l’engagement. »

— Combien de temps ? demanda Bolitho à Partridge.

— Dix minutes, répondit le pilote après avoir consulté son ardoise.

Dix minutes pour traverser le champ de battage du fort, pendant lesquelles ils avaient eu le temps de tirer deux fois.

— La Tanaïs se rapproche, monsieur, lui dit Keverne qui avait posé sa lunette dans le creux du coude, elle sera parée d’ici à une minute.

Bolitho, muet, retenait son souffle. Le grand pavillon rouge monta en tête du mât de hune, indiquant qu’il était en vue de l’ennemi.

Falcon ne traîna pas aussi longtemps que Rattray : ses pièces se mirent à cracher presque aussitôt. Exécution parfaite, les pièces d’avant tirèrent leur second coup juste après que celles de l’arrière eurent commencé de recharger.

Broughton se frottait les mains :

— Cette volée de métal va peut-être donner aux Espagnols matière à penser, non ?

Mais l’ennemi restait toujours aussi silencieux, et Bolitho finit par dire :

— Je pense qu’ils utilisent une pièce fixe, amiral. Ils avaient pris leurs repères sur les coups tirés contre le Zeus, mais cette fois-ci…

Il fut interrompu par un roulement en écho dans toute la baie, suivi immédiatement par un épouvantable fracas de bois cassé.

Se précipitant à la poupe, il vit alors de la fumée s’échapper à l’arrière de la Tanaïs, un amas noirâtre de gréement emporté qui tombait à la mer. La Tanaïs venait d’encaisser deux coups au but, peut-être davantage, un boulet l’avait manquée et rebondissait de crête en crête comme un dauphin enragé.

Un murmure désolé parcourait les rangs des spectateurs, d’autres coups tombaient sur la Tanaïs, du bois volait de partout avant de retomber à l’eau en abord.

Les hommes de Falcon tiraient toujours, mais le rythme n’y était plus. Bolitho aperçut une pièce désemparée en travers du retour de muraille, un sabord vide qui en disait long.

— Quatre pièces simultanément cette fois-ci, monsieur, fit Keverne, mais d’une voix froide, comme distante, la voix d’un spectateur distrait.

— Et de grosses pièces, à voir le résultat, compléta Lucey.

Bolitho lui jeta un coup d’œil : Lucey n’avait que vingt ans. Il avait d’abord paru terrifié : les signes ne trompaient pas – déglutition sans résultat, incapacité à s’occuper les mains. Tous les indices qui montraient qu’un homme était sous l’emprise de la terreur. Lucey échangeait maintenant quelques commentaires avec Keverne, comme un vieux briscard, priant le ciel de parvenir à donner le change, cela valait mieux pour lui.

— Je ne vois rien avec cette sacrée fumée ! dit Broughton. Que fait donc Falcon ?

De la fumée s’échappait par les fenêtres de poupe de la Tanaïs, mais il était impossible de savoir s’il s’agissait d’un incendie ou de la fumée de ses propres pièces. Il réussissait encore à tirer mais paraissait dans un sale état. Ses voiles brassées en faisait une cible facile à voir et elles étaient constellées de trous qui venaient tant de ses propres éclis de bois que des boulets de l’ennemi. Un amas de gréement débordait par-dessus les passavants, Bolitho voyait des hommes tailler dedans à grands coups de hache et la distance faisait paraître leurs efforts encore plus irréels.

Partridge s’éclaircit la gorge :

— Il a rentré son signal, monsieur – il sortit son gros oignon. Quinze minutes environ ce coup-ci.

— J’espère que vos trente-deux livres vont tenir leurs promesses, hein ? fit Broughton.

Il souriait, mais ses lèvres en découvrant ses dents montraient bien que ce sourire n’était que de façade.

Bolitho avait pourtant bien d’autres choses en tête. Quinze minutes, le temps pendant lequel son bâtiment serait soumis à un bombardement sans pitié. Les artilleurs espagnols n’auraient même pas besoin de modifier la hausse, il leur suffirait d’attendre pour tirer pendant que l’escadre, vaisseau après vaisseau, franchissait cette bande de mer. Qu’ils eussent ou non le soleil dans l’œil, cela leur était aussi aisé que de tirer l’oiseau sur la branche.

— Je suggère d’ordonner à l’escadre de rompre l’engagement, amiral.

Il avait gardé un ton très mesuré, mais il vit bien qu’il avait atteint Broughton, comme s’il l’avait proprement injurié. Il ajouta aussitôt :

— Des actions indépendantes en soutien des détachements à terre seraient…

Mais il n’eut pas le loisir de terminer.

— Jamais ! Parce que vous vous imaginez que je vais permettre à quelques enfoirés d’Espagnols de me faire reculer ? – il le fixait, avec quelque chose qui ressemblait à du dégoût. Par Dieu, je croyais que vous étiez fait d’une autre étoffe !

Bolitho répondit sans le regarder :

— Établissez la misaine, monsieur Keverne, et envoyez du monde en haut pour établir les perroquets ! – il croisa le regard du second sans ciller. Et le plus vite possible !

Tandis que les hommes escaladaient les enfléchures pour exécuter ses instructions, il gagna lentement la lisse de dunette. Il savait pertinemment que Broughton avait les yeux rivés sur lui, mais essaya de ne pas y penser. Broughton avait pris sa décision, il lui fallait donc exécuter ses ordres. Cela dit, l’Euryale était son bâtiment, il voulait combattre en mettant tous les atouts de son côté et Broughton pouvait bien en penser ce qu’il voulait.

La misaine se gonfla dans un claquement de tonnerre, les marins se battaient pour la border alors que le vent mordait dedans. Bolitho sentit le pont s’incliner davantage quand le perroquet de misaine fut déferlé à son tour et se tendit. Sous cette poussée nouvelle, les embruns commencèrent à jaillir au-dessus de la figure de proue et du boute-hors.

— Comme ça ! cria-t-il à Partridge.

— En route au noroît, monsieur.

Le cap tout sombre se mit à défiler de plus en plus vite, ils finirent d’étarquer convenablement la toile qui luisait au soleil. Loin là-haut, les gabiers se démenaient comme de beaux diables et Bolitho aperçut en baissant sa lunette quelques fusiliers qui dansaient sur la pointe en faisant de grands signes avec leurs mousquets lorsque le vaisseau amiral passa plein travers du cap.

Ils voyaient maintenant l’autre bord de la baie, noyé dans la brume. Ou peut-être était-ce la fumée de la Tanaïs. La mer paraissait si bleue sous le cap le plus éloigné, bleue et impossible à atteindre. Il effleura ses lèvres du bout du doigt, elles étaient toutes sèches.

Il entendit Lucey qui murmurait :

— Mon Dieu ! Mon Dieu !

Il croyait sans doute se parler à lui-même, peut-être n’en était-il pas conscient.

A l’avant, un pied posé négligemment sur une caronade, Meheux scrutait la baie. Il avait sorti son sabre et, alors que Bolitho gardait les yeux fixés sur lui, le leva lentement au-dessus de sa tête. Il resta ainsi, immobile sous le soleil. Cela rappela à Bolitho une vieille statue qu’il avait vue autrefois à Exeter.

Le sabre s’agita un peu, il entendit Meheux crier :

— Objectif en vue, monsieur !

Bolitho mit ses mains en porte-voix, parfaitement conscient de la tension insoutenable qui régnait autour de lui.

— Feu dès que possible !

Quelques-uns des marins accroupis près des pièces le regardaient, le visage de marbre. Il se mit à sourire et cria :

— Un hourra, les gars ! Montrez-leur qu’on arrive !

Pendant un moment, rien ne se passa et, alors que le vaisseau taillait sa route et laissait derrière la dernière falaise, Bolitho crut qu’ils étaient trop atteints pour répondre. Un matelot grimpa enfin à côté d’un douze-livres et se mit à crier :

— Un hourra pour l’Euryale ! Et un autre pour notre Dick !

Bolitho agita sa coiffure au milieu des hurlements qui gagnaient le pont supérieur avant d’être repris par ceux des entreponts. La folie les gagnait tous, rien ne les arrêterait, jusqu’à la prochaine fois, et ainsi de suite.

La voix de Meheux était presque inaudible lorsqu’il ordonna :

— Feu !

Bolitho s’accrocha à la lisse, le premier trio de pièces tira à l’avant, puis l’aboiement rauque des douze-livres du château disparut totalement dans le tonnerre assourdissant des trente-deux. La fumée l’obligea à s’essuyer les yeux, elle envahit le passavant bâbord avant de partir en tourbillons tout autour de lui. Il avait le regard rivé sur le fort, dans le lointain, quelques gerbes dans l’eau. La première salve avait atteint son but. Quelque chose qui ressemblait à de la poudre blanche s’élevait de l’enceinte du fort, seule preuve qu’ils avaient atteint eux aussi.

Il entendit Keverne crier :

— C’est comme essayer d’abattre un chêne avec un cure-dent !

Le tir continuait, trois pièces à la fois, les canons reculaient, les hommes à moitié inconscients les saisissaient, rechargeaient. Ils ne voyaient plus rien, ils savaient seulement qu’il fallait recharger et remettre en batterie, poursuivre le tir sans se préoccuper de ce qui se déroulait à côté.

Meheux passait derrière les pièces, tapait du sabre sur une volée ou indiquait d’un geste le fort à l’un de ses chefs de pièce, le visage plissé par l’effort dû à la concentration.

— Où sont les autres fusiliers ? demanda Broughton. Votre capitaine Giffard devrait être à la chaussée, à l’heure qu’il est.

Bolitho ne répondit pas. Il était entièrement occupé par le bruit des canons, la fumée le faisait pleurer, il ne regardait que le fort et rien d’autre. Il aperçut une grande tache noire sous le mur circulaire, là où se trouvait l’accès par la mer, une rangée double de fenêtres carrées, comme des sabords, et qui semblait faire tout le tom.

Deux de ces sabords s’illuminèrent soudain et il eut même l’impression irréelle de voir de ses yeux la trajectoire du premier boulet qui se précipitait sur lui. Un choc étouffé près de la flottaison, l’autre boulet toucha l’eau dans une gerbe d’embruns loin par le travers.

Coup d’œil derrière : ils avaient franchi à peu près la moitié de la baie, et, avec toute cette toile, ils mettraient encore cinq minutes à attendre l’autre bord.

De grandes flammes, les deux boulets touchèrent cette fois l’Euryale avec la force de marteaux qui s’abattent sur une caisse en bois.

Ils en étaient donc à trois coups encaissés et il ne connaissait toujours pas l’état exact des dommages. Extérieurement, la forteresse ne semblait pas avoir trop souffert, seuls quelques tas de gravats montraient le résultat de leurs efforts.

Derrière lui, il aperçut les huniers du Valeureux qui était en train d’arrondir la pointe. Il savait trop bien ce que devait penser Furneaux en voyant le vaisseau amiral se faire massacrer par ces canons.

Il se tourna vers l’amiral qui se tenait là, les poings sur les hanches, les yeux fixés sur le fort, comme hypnotisé.

— Puis-je signaler au Valeureux d’attendre, amiral ?

— Attendre ? – Broughton tourna les yeux vers lui, sans bouger la tête. Vous avez dit attendre ?

Sa joue fut prise d’un mouvement nerveux, la batterie basse lâcha une nouvelle bordée, un nuage de fumée suivit aussitôt les langues de feu.

Bolitho laissa passer plusieurs secondes. Peut-être Broughton était-il désarçonné par l’incapacité de l’escadre à atteindre sérieusement le fort, ou était-ce le tonnerre permanent des canons ?

— Les bâtiments subissent des avaries sans raison, amiral, reprit-il brutalement.

Il sursauta en sentant le pont tressaillir violemment, un autre coup sous la dunette.

D’un seul coup, le vent balaya la fumée du pont et il vit enfin le visage de Broughton. A ce moment-là, il comprit qu’il avait tort. Jusque-là, Broughton n’avait donc pas tenté de l’éprouver ni de jauger ses capacités. Cet éclair soudain lui fit l’effet d’une douche glacée. Broughton ne savait tout bonnement pas que faire ! Son plan de bataille était trop rigoureux, il n’avait plus aucune idée pour trouver autre chose.

— Pour l’instant, amiral, c’est la seule chose à faire.

— Huit minutes, monsieur ! annonça Partridge.

— Très bien, fit enfin Broughton. Si c’est votre avis…

— Cessez le feu ! cria Bolitho. Monsieur Tothill, signalez au Valeureux de dégager et de suspendre l’action immédiatement !

La forteresse se tut en même temps que l’Euryale, et il en déduisit que la garnison devait faire attention à ses réserves de vivres, de poudre et de boulets. Encore, se dit-il amèrement, qu’ils n’eussent pas lieu de trop craindre de se faire battre, presque tous leurs coups avaient fait mouche.

— Le Valeureux a fait l’aperçu, monsieur.

Bolitho vit la silhouette du deux-ponts s’allonger ; il virait de bord, ses voiles se mirent à battre violemment lorsqu’il entra dans le lit du vent.

— Rendez-moi compte des blessés et des avaries, monsieur Keverne – et à Broughton : Nous devons apporter notre soutien aux fusiliers, amiral, ils doivent attendre de l’aide.

L’amiral examinait la côte qui défilait avec ce qui ressemblait à de la résignation. En bas, un homme poussait des cris, gémissait, et Bolitho sentit un besoin urgent de se consacrer à ses hommes et à son bâtiment. Il insista cependant :

— Quels sont vos ordres, amiral ?

Broughton eut l’air de se réveiller. Il répondit d’une voix un peu plus ferme, mais qui manquait singulièrement de conviction :

— Signalez à l’escadre de se rapprocher du bâtiment amiral.

Il remuait les lèvres, comme pour ajouter quelque chose, un ordre qui ne vint pas.

— Faites ce signal immédiatement, ordonna Bolitho en se tournant vers Tothill.

— Pour la suite, je pense que nous pourrions mettre à terre un second détachement de marins – Broughton fit la moue. Quelques canons, également, si nous arrivons à trouver une plage de débarquement favorable.

— Bien, amiral, répondit Bolitho en regardant ailleurs.

Il imaginait déjà l’effort énorme qu’il leur faudrait fournir pour débarquer ne serait ce qu’un seul trente-deux livres avant de le hisser au sommet de la colline. Et seule une pièce de ce calibre pouvait tenter quelque chose contre la forteresse. Il faudrait des centaines d’hommes, peut-être davantage, sans compter les éléments de protection pour parer une attaque de francs-tireurs. Un Grand 9 vous pesait bien ses trois tonnes, un seul n’y suffirait sans doute pas.

Mais enfin, tout cela valait encore mieux que voir l’escadre réduite en pièces en continuant de passer et de repasser follement devant l’entrée de la baie.

Il se retourna, soudain inquiet, en entendant Tothill :

— Monsieur !

— Qu’y a-t-il ? Ont-ils fait l’aperçu ?

— Ce n’est pas cela, monsieur – l’aspirant lui indiqua quelque chose à tribord. La Coquette a quitté son poste et elle fait voile, monsieur.

Bolitho leva sa lunette, discernant une volée de pavillons de toutes les couleurs qui montaient à ses vergues. Et il comprit ce qui se passait.

— Un signal, monsieur, compléta Tothill : « Voile non identifiée dans le noroît. »

Bolitho laissa tomber sa lunette, se tourna vers Broughton.

— Dois-je donner l’ordre à la Coquette de le prendre en chasse, amiral ?

Mais Tothill répondit en même temps que l’amiral :

— La Coquette fait un autre signal.

Une pause ; Bolitho voyait ce petit muscle qui tressautait toujours, régulièrement, sur la joue de Broughton, puis :

— La voile a disparu, monsieur.

Les bras de Broughton lui en tombèrent.

— Sans doute une frégate ennemie. La Coquette aurait pu s’en approcher, si elle avait été autre chose que ce qu’elle est.

Il regarda Bolitho :

— A présent, elle va aller raconter à tout le monde que nous sommes ici.

— Je suggère de faire rappeler les fusiliers, amiral.

Bolitho chassa les réflexions qui lui étaient passées par la tête au sujet du débarquement de pièces, des apparaux et des embarcations que cela aurait demandés. Ils n’en avaient plus le temps, à présent, et ils pourraient se trouver bien d’avoir récupéré les fusiliers si quelque escadre ennemie se trouvait dans les parages.

— Non – les yeux de Broughton étaient de glace. Je ne me retirerai pas. J’ai reçu des ordres, vous aussi – il lui montra la ligne de collines dénudées. Il faut prendre Djafou avant que des vaisseaux ennemis aient eu le temps d’arriver ! Il faut, m’avez-vous entendu ?

Il criait presque, plusieurs marins, toujours postés près de leurs pièces, tournèrent la tête.

La voix de Draffen rompit le silence, comme un couteau. Où diable avait-il été se mettre pendant le combat ? Bolitho se le demandait, mais il paraissait très calme, avec ses yeux froids, perçants, qui lui donnaient tout l’air d’un carnassier.

— Permettez-moi de faire une suggestion, sir Lucius – puis, lorsque Broughton se tourna vers lui : Vous conviendrez en effet que nous avons perdu trop de temps en usant de méthodes conventionnelles.

L’espace d’une seconde, Bolitho crut que l’amiral allait manifester sa méfiance usuelle, mais au lieu de cela, il répondit :

— J’accepte de vous écouter, sir Hugo… – il chercha des yeux la descente – … dans mes appartements, je vous prie.

— Je vais signaler à l’escadre de mettre le cap plein ouest, amiral, et à la Sans-Repos ainsi qu’à la Coquette de rester sur place pour le moment.

Il attendit, Broughton avait du mal à trouver ses mots. Il finit par répondre :

— Oui – il hocha du chef à plusieurs reprises. Vous n’avez qu’à faire ainsi.

Comme ils quittaient la dunette, Keverne lui glissa :

— Nous nous en sortons mieux que la Tanaïs, monsieur. Ils ont eu vingt tués. Nous avons perdu sept hommes ; en outre, cinq ont été blessés par des éclis.

Mais Bolitho regardait toujours la poupe en se demandant ce que Draffen pourrait bien suggérer à ce stade.

— Et les avaries ?

— Plus de bruit que de mal, monsieur. Le charpentier est descendu voir.

— Parfait, dites à Mr. Grubb de mettre ses hommes au travail le plus tôt possible.

Il se tut : on montait le premier cadavre par le grand panneau. Les porteurs le posèrent sur le pont, en attendant la cérémonie d’immersion. En quelques minutes, ils avaient perdu sept hommes. Un homme à la minute.

Il croisa ses mains dans le dos et se dirigea lentement vers le bord au vent. Il sentait la colère l’envahir. L’Euryale était le bâtiment de guerre le plus moderne que le génie de l’homme eût jamais créé. Et cependant, un vieux fort, quelques soldats avaient suffi à le rendre aussi impuissant qu’un canot de cérémonie.

— Je descends voir l’amiral, monsieur Keverne.

— Monsieur ?

— Moi aussi, j’ai quelques idées et je vais lui en faire part personnellement !

Allday le regarda passer et se mit à sourire. Bolitho était en colère. Pour leur salut à tous, se dit-il, il était grand temps que le capitaine prît les choses en main.

 

Capitaine de pavillon
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